Jean Ziegler : "Nous allons
vers une reféodalisation du monde"
Dans son nouvel essai, L'Empire de la honte (Fayard), qui paraît
le 10 mars, le sociologue et intellectuel subversif genevois - aujourd'hui
rapporteur spécial sur le droit à l'alimentation de la
commission de l'ONU pour les droits de l'homme - part à l'attaque
des "sociétés transcontinentales privées".
Accusées d'entretenir la famine, de détruire la nature
et de subvertir la démocratie, elles étendent leur emprise
sur le monde et veulent réduire à néant les conquêtes
des Lumières. Pour leur résister, il faut retrouver l'esprit
de la Révolution française et relever la tête, comme
le fait déjà au Brésil le président Lula
da Silva.
Votre livre s'intitule L'Empire de la honte. Quel est cet empire ? Pourquoi "de la honte" ? Quelle est cette honte?
Jean Ziegler : Dans les favelas du nord du Brésil,
il arrive aux mères, le soir, de mettre de l'eau dans la marmite
et d'y déposer des pierres. A leurs enfants qui pleurent de faim
elles expliquent que "bientôt le repas sera prêt…",
tout en espérant qu'entre-temps les enfants s'endormiront.
Mesure-t-on la honte éprouvée par une mère devant ses enfants martyrisés par la faim et qu'elle est incapable de nourrir?
Mesure-t-on la honte éprouvée par une mère devant ses enfants martyrisés par la faim et qu'elle est incapable de nourrir?
Or l'ordre meurtrier du monde - qui tue de faim et d'épidémie
100 000 personnes par jour - ne provoque pas seulement la honte
chez ses victimes, mais aussi chez nous, Occidentaux, Blancs, dominateurs,
qui sommes complices de cette hécatombe, conscients, informés
et, pourtant, silencieux, lâches et paralysés.
L'empire de la honte? Ce pourrait être cette emprise généralisée du sentiment de honte provoqué par l'inhumanité de l'ordre du monde. En fait, il désigne l'empire des entreprises transcontinentales privées, dirigées par les cosmocrates. Les 500 plus puissantes d'entre elles ont contrôlé l'an passé 52 % du produit mondial brut, c'est-à-dire de toutes les richesses produites sur la planète.
L'empire de la honte? Ce pourrait être cette emprise généralisée du sentiment de honte provoqué par l'inhumanité de l'ordre du monde. En fait, il désigne l'empire des entreprises transcontinentales privées, dirigées par les cosmocrates. Les 500 plus puissantes d'entre elles ont contrôlé l'an passé 52 % du produit mondial brut, c'est-à-dire de toutes les richesses produites sur la planète.
Dans votre livre, vous parlez d'une "violence structurelle".
Qu'entendez-vous par là ?
Jean Ziegler : Dans l'empire de la honte, gouverné
par la rareté organisée, la guerre n'est plus épisodique,
elle est permanente. Elle ne constitue plus une crise, une pathologie,
mais la normalité. Elle n'équivaut plus à l'éclipse
de la raison - comme le disait Horkheimer -, elle est raison d'être
même de l'empire. Les seigneurs de la guerre économique
ont mis la planète en coupe réglée. Ils attaquent
le pouvoir normatif des Etats, contestent la souveraineté populaire,
subvertissent la démocratie, ravagent la nature, détruisent
les hommes et leurs libertés. La libéralisation de l'économie,
la "main invisible" du marché sont leur cosmogonie
; la maximalisation du profit, leur pratique. J'appelle violence structurelle
cette pratique et cette cosmogonie.
Parlez également d'une "agonie du droit".
Que veut dire cette formule?
Jean Ziegler : Désormais, la guerre préventive
sans fin, l'agressivité permanente des seigneurs, l'arbitraire,
la violence structurelle règnent sans entraves. La plupart des
barrières du droit international s'effondrent. L'ONU elle-même
est exsangue. Les cosmocrates sont au-dessus de toute loi. Mon livre
fait le récit de l'effondrement du droit international,
citant de nombreux exemples tirés directement de mon expérience
de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à
l'alimentation.
Vous qualifiez la famine d'"arme de destruction massive".
Quelles solutions préconisez-vous?
Jean Ziegler : Avec la dette, la faim est l'arme de
destruction massive qui sert aux cosmocrates à broyer - et à
exploiter - les peuples, notamment dans l'hémisphère Sud.
Un ensemble complexe de mesures, immédiatement réalisable
et que je décris dans le livre, pourrait rapidement mettre un
terme à la faim. Il est impossible de les résumer
en une phrase. Une chose est certaine : l'agriculture mondiale,
dans l'état actuel de sa productivité, pourrait nourrir
le double de l'humanité d'aujourd'hui. Il n'existe donc aucune
fatalité: la faim est faite de main d'homme.
Certains pays sont écrasés, dites-vous, par une
"dette odieuse". Qu'entendez-vous par "dette odieuse"
et quelles solutions préconisez-vous ?
Jean Ziegler : Le Rwanda est une petite république
paysanne de 26 000 km2, située sur la crête de l'Afrique
centrale séparant les eaux du Nil et du Congo, et cultivant le
thé et le café. D'avril à juin 1994, un génocide
effroyable, organisé par le gouvernement hutu allié à
la France de François Mitterrand, a provoqué la mort de
plus de 800 000 hommes, femmes et enfants tutsis. Les machettes ayant
servi au génocide ont été importées de Chine
et d'Egypte, et financées, pour l'essentiel, par le Crédit
Lyonnais. Aujourd'hui, les survivants, des paysans pauvres comme Job,
doivent rembourser aux banques et aux gouvernements créanciers
jusqu'aux crédits qui ont servi à l'achat des machettes
des génocidaires. Voilà un exemple de dette odieuse. La
solution passe par l'annulation immédiate et sans contrepartie
ou, pour commencer, par un audit de celle-ci, comme le préconise
l'Internationale socialiste ou comme l'a fait au Brésil le président
Lula, pour ensuite la renégocier poste par poste. Dans chaque
poste, il y a en effet des éléments délictueux
– corruption, surfacturation, etc. - qui doivent être réduits.
Des sociétés internationales d'audit, comme PriceWaterhouseCooper
ou Ernst & Young, peuvent tout à fait s'en charger, comme
elles se chargent, chaque année, de vérifier les comptes
des multinationales.
Vous citez à plusieurs reprises le président
Lula da Silva comme modèle. Qu'est-ce qui vous inspire cette
considération dans son action?
Jean Ziegler : J'éprouve à la fois de
l'admiration et de l'inquiétude en considérant les objectifs
politiques et l'action du président Lula : de l'admiration parce
qu'il est le premier président du Brésil à accepter
de reconnaître que son pays compte 44 millions de citoyens gravement
et en permanence sous-alimentés et à vouloir mettre un
terme à cette situation inhumaine ; de l'inquiétude, aussi,
parce qu'avec une dette extérieure de son pays de 235 milliards
de dollars Lula n'a pas les moyens d'en finir avec cette situation.
Dans votre livre vous parlez également d'une "reféodalisation
du monde". Qu'entendez-vous par là?
Jean Ziegler : Le 4 août 1789, les députés
de l'Assemblée nationale française ont aboli le régime
féodal. Leur action a eu un retentissement universel. Or, aujourd'hui,
nous assistons à un formidable retour en arrière. Le 11
septembre 2001 n'a pas seulement fourni à George W. Bush l'occasion
d'étendre l'emprise des Etats-Unis sur le monde, l'événement
a aussi justifié la mise en coupe réglée des peuples
de l'hémisphère Sud par les grandes sociétés
transcontinentales privées.
Dans votre livre, vous faites très souvent référence
à la Révolution française et à certains
de ses protagonistes (Danton, Babeuf, Marat…) : en quoi estimez-vous
qu'elle a encore quelque chose à apporter, deux siècles
après et dans un monde bien différent?
Jean Ziegler : Lisez les textes! Le Manifeste des
Enragés de Jacques Roux fixe l'horizon de tout combat pour la
justice sociale planétaire. Les valeurs fondatrices de la république,
mieux, de la civilisation tout court, datent de l'époque des
Lumières. Or l'empire de la honte détruit jusqu'à
l'espérance de la concrétisation de ces valeurs.
Dans votre livre, vous reprochez à la guerre globale contre le terrorisme de détourner des ressources nécessaires à d'autres combats plus importants, comme celui contre la faim. Pensez-vous que le terrorisme soit une fausse menace, cultivée par quelques Etats ? Si oui, qu'est-ce qui vous le fait penser ? Pensez-vous que cette menace n'est pas réelle ou qu'elle mérite un traitement différent?
Jean Ziegler : Le terrorisme d'Etat des Bush, Sharon,
Poutine… est aussi détestable que le terrorisme groupusculaire
du Djihad islamique ou d'autres fous sanguinaires de ce type. Ce
sont les deux faces d'une même barbarie. Elles sont bien
réelles l'une et l'autre, puisque Bush tue et que Ben Laden tue.
Le problème est l'éradication du terrorisme : il ne peut
se faire que par un bouleversement total de l'empire de la honte. La
justice sociale planétaire seule pourra couper les djihadistes
de leurs racines et priver les laquais des cosmocrates des prétextes
de leurs ripostes.
En 2002, vous avez été nommé rapporteur
spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation. Quelle
réflexion avez-vous tiré de cette mission ?
Jean Ziegler : Mon mandat est passionnant : dans une
totale indépendance - responsable devant l'Assemblée générale
de l'ONU et la commission des droits de l'homme -, je dois rendre justiciable,
par le droit statutaire ou conventionnel, un nouveau droit de l'homme
: le droit à l'alimentation. C'est un travail de Sisyphe ! Il
progresse millimètre par millimètre. Le lieu essentiel
de ce combat, c'est la conscience collective. Longtemps, la destruction
des êtres humains par la faim a été tolérée
dans une sorte de normalité glacée. Aujourd'hui,
elle est considérée comme intolérable. L'opinion
fait pression sur les gouvernements et les organisations interétatiques
(OMC, FMI, Banque mondiale, etc.) afin que des mesures élémentaires
soient prises pour abattre l'ennemi : réforme agraire dans
le tiers-monde, prix convenables payés pour les produits agricoles
du Sud, rationalisation de l'aide humanitaires en cas de brusques catastrophes,
fermeture de la Bourse des matières premières agricoles
de Chicago, qui spécule à la hausse sur les principaux
aliments, lutte contre la privatisation de l'eau potable, etc.
Dans votre livre, vous apparaissez comme un défenseur
de la cause "altermondialiste", voire comme un porte-parole
de ce mouvement. Comment se fait-il que vous interveniez si rarement
dans les manifestations "alter" et que l'on ne vous considère
généralement pas comme un intellectuel "alter"
?
Jean Ziegler : Comment donc ? J'ai parlé devant
20 000 personnes au "Gigantino" de Porto Alegre en janvier
2003. Je me sens comme un intellectuel organique de la nouvelle société
civile planétaire, de ses multiples fronts de résistance,
de cette formidable fraternité de la nuit. Mais je reste fidèle
aux principes de l'analyse révolutionnaire de classe, à
Jacques roux, Babeuf, Marat et Saint-Just.
Vous semblez attribuer tous les malheurs du monde aux multinationales
et à une poignée d'Etats (Etats-Unis, Russie, Israël…)
: n'est-ce pas un peu réducteur ?
Jean Ziegler : L'ordre du monde actuel n'est pas seulement
meurtrier, il est également absurde. Il tue, détruit,
massacre, mais il le fait sans autre nécessité que la
recherche du profit maximal pour quelques cosmocrates mus par une obsession
du pouvoir, une avidité illimitée.
Bush, Sharon, Poutine ? Des laquais, des auxiliaires. J'ajoute un post-scriptum sur Israël : Sharon n'est pas Israël. Il est sa perversion. Michael Warshavski, Lea Tselem, les "Rabbins pour les droits de l'homme" et maintes autres organisations de résistance incarnent le véritable Israël, l'avenir d'Israël. Ils méritent notre totale solidarité.
Bush, Sharon, Poutine ? Des laquais, des auxiliaires. J'ajoute un post-scriptum sur Israël : Sharon n'est pas Israël. Il est sa perversion. Michael Warshavski, Lea Tselem, les "Rabbins pour les droits de l'homme" et maintes autres organisations de résistance incarnent le véritable Israël, l'avenir d'Israël. Ils méritent notre totale solidarité.
Pensez-vous que la morale a sa place dans les relations internationales,
qui sont plutôt dictées par les intérêts économiques
et géopolitiques ?
Jean Ziegler : Il n'y a pas le choix. Ou bien vous
optez pour le développement et l'organisation normative ou bien
vous choisissez la main invisible du marché, la violence du plus
fort et l'arbitraire. Pouvoir féodal et justice sociale sont
radicalement antinomiques.
"En avant vers nos racines", exige le marxiste allemand Ernst Bloch. Si nous ne restaurons pas de toute urgence les valeurs des Lumières, la République, le droit international, la civilisation telle que nous l'avons bâtie depuis deux cent cinquante ans en Europe vont être recouverts, engloutis par la jungle.
"En avant vers nos racines", exige le marxiste allemand Ernst Bloch. Si nous ne restaurons pas de toute urgence les valeurs des Lumières, la République, le droit international, la civilisation telle que nous l'avons bâtie depuis deux cent cinquante ans en Europe vont être recouverts, engloutis par la jungle.
Depuis le départ des talibans, le Moyen-Orient et le
monde arabo-musulman semblent parcourus par une vague de démocratisation
plus ou moins spontanée (élections en Afghanistan, en
Irak, en Palestine, ouverture de la présidentielle à d'autres
candidats en Egypte…). Comment jugez-vous cela et pensez-vous
que la démocratie puisse s'exporter dans ces pays ? Ou croyez-vous
qu'ils sont condamnés à avoir des régimes despotiques
?
Jean Ziegler : Il ne s'agit pas "d'exporter la
démocratie". Le désir d'autonomie, de démocratie,
de souveraineté populaire est consubstantiel à l'être
humain, quelle que soit la région du monde où il est né.
Mon ami le grand sociologue syrien Bassam Tibi veut une existence en
démocratie et y a droit. Or, depuis trente ans, il vit en Allemagne,
en exil de la dictature effroyable qui sévit dans son pays. Elias
Sambar, écrivain palestinien, un autre de mes amis, a droit à
une Palestine libre et démocratique, non pas à une Palestine
occupée, ni à une vie sous la férule d'islamistes
obscurantistes. Tibi, Sambar et moi voulons la même chose et y
avons droit : la démocratie. Le problème: la guerre froide,
l'instrumentalisation des régimes en place par les grandes puissances,
enfin la lâcheté des démocrates occidentaux, leur
manque de solidarité active et réelle font que les tyrans
du Moyen-Orient, d'Arabie Saoudite, d'Egypte, de Syrie, du Golfe, d'Iran
ont pu durer jusqu'à aujourd'hui.
Gian Paolo Accardo