Croissance: la leçon d'humilité de Dennis Meadows à l'égard des Cassandre incompris
Dennis Meadows est l'un des auteurs du fameux rapport «Les Limites à la croissance» qui, à sa sortie en 1972, avait fait sensation. Avant l'été, il présentait à Paris la traduction de la troisième mise à jour de l'ouvrage.
- Une usine de Chandigarh. REUTERS/Ajay Verma. -
De loin, on dirait le plan du métro. Mais non, le dessin
imprimé sur le petit sac de toile que brandit Dennis Meadows est une série de
courbes. Plein de courbes: la production, la population, les ressources
naturelles, l'espérance de vie, j'en passe et des meilleures. Mais elles ont une
particularité: toutes ou presque s'arrêtent de grimper à peu près en même temps, pour commencer ensuite
une inexorable descente.
Et ce «en même temps», c'est maintenant.
Aujourd'hui, ou en tous cas à un moment compris entre un peu avant 2010
et
quelque part aux alentours de 2020. Autrement dit, nous sommes en plein
dedans: au paroxysme d'une croissance qui ne peut désormais que
fléchir.
Ces courbes datent de 1972 et de la publication de l'ouvrage
écrit par Dennis Meadows et son équipe de recherche, The Limits to Growth
(traduit du reste à l'époque en français, et sans l'autorisation des auteurs, sous le
titre un rien fallacieux Halte à la croissance?).
A l'époque,
ses conclusions avaient fait
sensation. «Personne ne parlait de
réchauffement climatique ou de pic pétrolier. Ces courbes sortaient tout droit
de nos modèles informatiques», rappelle le chercheur américain, de passage à Paris avant l'été pour présenter à la presse, puis
en séance publique, la traduction tardive (l'ouvrage est paru en 2004) de la
troisième mise à jour du rapport d'origine. Sensation certes, mais pas au point de changer
quoi que ce soit: «Cela fait quarante ans que
j'essaie de sensibiliser les gens, et je dois reconnaître que j'ai
totalement échoué», reconnaît, calme et posé, Dennis Meadows, aujourd'hui
âgé de 70 ans.
Un Cassandre plutôt gentil
Sur le fonds, il n'est plus
aujourd'hui qu'un Cassandre —plutôt gentil—parmi une foultitude d'autres. De
nombreux chercheurs ont depuis alimenté ses théories, démontrant de moult façons
à quel point notre mode de développement n'est pas durable. Les conclusions de
Meadows ne sont du reste guère plus terribles que, dans un tout autre style,
celles du Giec ou encore celles de l'économiste Nicholas Stern, mandaté par le
gouvernement britannique.
Dennis Meadows le sait pourtant: Les limites à la
croisssance (dans un monde fini) ne seront lues que par un cercle
de fidèles déjà convaincus qui, du reste, ont toutes les chances de les
feuilleter rapidement avant de les ranger dans leur bibliothèque où
elles rejoindront peut-être la première version de 1972, dont les pages
ne sont
du reste guère plus cornées. Toutes ces courbes quand même, c'est un peu
lourd
à digérer, surtout lorsque l'on est déjà, de toutes façons, persuadé de
leur
bien-fondé. Les deux rapports côte-à-côte, cela vaut en revanche un
sacré
certificat d'esprit critique, non?
Dennis Meadows le sait très bien, et, à vrai dire, ne s'en
offusque guère. Depuis le temps, il a changé de combat:
«Si vous êtes ici aujourd'hui, c'est que vous êtes convaincus. Inutile donc d'argumenter. Le vrai sujet, c'est: comment faire passer le message?»
Et sans doute était-ce la véritable teneur de sa venue en
France: une petite leçon d'humilité à l'usage de tous ces Cassandre —dont lui—
qui, convaincus de leur cause, épuisent leur énergie, leur voix, et les
oreilles de leur entourage, à prévenir leurs prochains de la catastrophe qui
les attend. En vain, forcément, car personne, ou presque, n'a envie de perdre
son temps, et son enthousiasme, à
écouter ressasser des méchantes prédictions qui, de toutes façons, même si
elles se réalisent, seront bien trop difficiles à éviter. On n'a qu'une vie,
n'est-ce pas?
Laisser un espoir aux gens
En 40 ans, Dennis
Meadows a eu le temps de réfléchir. Et il a compris quelques petites choses.
D'abord, il faut toujours laisser un espoir aux gens. Même s'il est
mensonger. Mieux vaut ainsi éviter d'assener que tout est foutu. C'est très
mauvais, personne ne vous croira. Et si quelqu'un vous croit, il haussera les
épaules et vous rétorquera: et si c'est foutu, à quoi sert-il d'agir? Et il
aura raison.
Alors c'est vrai, nous brûlons notre planète par tous les
bouts (c'est difficile car la Terre est ronde, mais nous y arrivons
quand
même), mais il n'est jamais trop tard. Si nous retroussons nos manches
maintenant, dans la joie, la bonne humeur, et la fraternité, nous
arriverons
forcément à construire un petit nid accueillant pour nos vieux jours et
peut-être même pour nos petits enfants.
Je ne sais pas si Dennis Meadows lui-même croit à ce discours
—l'optimiste c'était, paraît-il, sa femme, Donnella, décédée en 2001—
mais
qu'importe, c'est pour la bonne cause.
Dans le même ordre d'idée, le Cassandre devra s'astreindre
à une énorme discipline sémantique. Pas question par exemple d'aller convaincre
un homme politique des vertus de la «décroissance». «La
décroissance —du moins en dehors de France—, c'est vraiment trop négatif. J'ai
une amie japonaise qui a fondé un groupe de "décroissants". Elle l'a
baptisé "le centre du bonheur humain", c'est bien mieux!»,
raconte ainsi Dennis Meadows. Pas question non plus de vanter les vertus de
l'austérité. Tout au plus peut-on poliment inviter ses semblables à un peu plus
de «sobriété».
Mais il ne faut pas non plus exagérer dans l'autre
sens. Pas question de prôner la
«croissance verte» ou la «croissance propre» ou la
«croissance équilibrée», simplement pour séduire hommes politiques et
chefs d'entreprises. «Dès qu'on met "croissance" quelque
part, c'est foutu, constate Dennis Meadows. C'est du reste
l'un des problèmes de notre livre, mais en 1972, nous ne le savions pas. La croissance verte, la croissance propre,
tout le monde la veut, car c'est de la
croissance!»
Privilégier le terme de «résilience»
Alors, il ne l'a pas inventé, mais Dennis Meadows aime bien
le terme de «résilience». «C'est un terme juste, car la
résilience, c'est la caractéristique du système qui survit à un choc et
continue de fonctionner». Un terme
juste, pas trop connoté, et qui peut donc servir à qualifier un projet optimiste: «Construire une économie
résiliente».
Le Cassandre, ensuite, devra réfléchir à s'exprimer
clairement, distinctement, sans jargon et, si possible, avec des allégories qui
font mouche. Dennis Meadows ne parle pas français, mais il prend un soin tout
particulier à articuler et à s'exprimer distinctement en anglais. C'est un
scientifique, dont les ouvrages regorgent de données, mais son discours est
particulièrement clair et imagé:
«Lorsque vous avez un enfant, vous êtes d'abord enthousiasmé par sa croissance physique: vous vous réjouissez de le voir grandir et grossir comme il se doit. Mais lorsqu'il a 15 ou 20 ans, vous passez à autre chose. Et s'il continue à grandir ou grossir, cela risque même de vous inquiéter: aurait-il une maladie cachée? A cet âge, ce qui vous importe, c'est la croissance de son savoir et de ses capacités: en langues, en musique, en relations sociales... N'est ce pas un peu la même chose en matière de croissance économique?»
Le temps que l'auditoire réfléchisse plus avant, l'argument
touche, au moins pendant quelques secondes.
Argument-massue des «anti-décroissants»
Mais cela ne suffit pas. Le Cassandre doit se préparer à
toutes les attaques. Dennis Meadows n'a pas un instant d'hésitation
lorsqu'arrive l'argument-massue des «anti-décroissants»:
«Et les pays pauvres, comment peuvent-ils sortir de la pauvreté si l'on mène une politique de décroissance?»
«Si la croissance était un remède miracle contre la
pauvreté, elle n'existerait plus», répond-il du tac au tac. «Et du
reste, croyez-vous vraiment que ceux qui avancent cet argument se soucient
vraiment du sort des pays pauvres? S'ils s'en souciaient, ils auraient déjà
réglé le problème! Occupons-nous donc
d'abord de notre propre comportement. Car une chose est sûre, ce n'est pas
l'Afrique ou les pays pauvres qui ont pollué notre planète ou épuisé une partie
de ces ressources. Ce sont les Etats Unis et les pays du monde
développé.»
Le Cassandre, enfin, doit être fataliste:
«Il est évident que toutes les crises que nous vivons sont liées entre elles. Et que pour empêcher qu'elles ne se reproduisent, il faudrait s'atteler à une tâche de long terme. Mais il est évident aussi que le court terme primera toujours sur le long terme. Si nous nous retrouvons à l'instant attaqués par un tigre et que je vous exhorte à travailler à l'avenir de notre planète, vous me répondrez: il faut d'abord échapper au tigre, sinon nous serons tous morts.»
S'il veut éviter l'ulcère d'estomac, le Cassandre doit
aussi, avec le temps, devenir philosophe. Et arrêter de se culpabiliser pour sa
propre incapacité à convaincre ses semblables.
Longtemps sans doute, Dennis
Meadows a cru qu'en expliquant avec pédagogie ses conclusions, il finirait par
arriver à ses fins. Aujourd'hui, il est bien plus modeste:
«Beaucoup
croient que l'on a besoin de voir pour croire. Je pense que c'est faux. Sinon,
tout le monde serait aujourd'hui convaincu. C'est sans doute l'inverse : on
voit ce que l'on croit.»
J'avais vu le plan des lignes de métro....
Catherine Bernard