dimanche 23 décembre 2012

Des hommes ordinaires de Christopher R. Browning

Goldhagen (professeur de sciences politiques à l'université de Harvard) affirme que la forme de l'antisémitisme allemand, qu'il qualifie d'« antisémitisme éliminationniste » est unique, et qu'elle s'est développée au cours des siècles.
« [Premièrement] Les Allemands qui ont perpétré l'Holocauste ont traité les Juifs de la manière brutale et mortelle qu'ils ont employée parce qu'ils pensaient globalement que ce qu'ils faisaient était juste et nécessaire. Deuxièmement, il existait depuis longtemps dans la société allemande un antisémitisme virulent qui a conduit une grande majorité d'Allemands à éliminer, d'une manière ou d'une autre, les Juifs de la société allemande. Troisièmement, toute explication de l'Holocauste doit aborder et spécifier le lien causal entre l'antisémitisme en Allemagne et la persécution et l'extermination des Juifs, auxquelles tant d'Allemands ordinaires ont contribué ou qu'ils ont soutenu. »
— Daniel Goldhagen Les Bourreaux volontaires de Hitler : Les Allemands ordinaires et l'Holocauste (1996)

 Christopher R. Browning dans la postface de son livre publié en 1992 " Des hommes ordinaires: Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, ne partage pas complètement l'analyse de Goldhagen et conclut comme suit:

" Il serait très réconfortant que Goldhagen ait raison, que de très rares sociétés réunissent les préalables culturels et cognitifs nécessaires, à long terme, pour commettre un génocide et que les régimes ne peuvent faire des choses pareilles que si la population est très largement en symbiose quant à sa priorité, à sa justice et à sa nécessité.
Notre monde serait plus sûr s'il avait raison, mais je ne partage pas cet optimisme.
J'ai bien peur que nous vivions dans un monde où la guerre et le racisme sont omniprésents, où les pouvoirs de mobilisation et de légitimation du gouvernement sont puissants et croissants, où le sentiment de la responsabilité personnelle est toujours plus atténué par la spécialisation et et la bureaucratisation, et où le groupe des pairs exerce des pressions considérables sur la conduite de chacun et fixe les normes morales. Dans un pareil monde, je le crains, les gouvernements modernes qui souhaitent commettre un meurtre collectif échoueront rarement dans leurs efforts par incapacité à amener des "hommes ordinaires" à devenir leurs "bourreaux volontaires".

— Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires: Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne (1992 et 1998 pour la postface)

 

jeudi 13 décembre 2012

Sur le PIB: L’économie n’est pas le marché actions

Addison Wiggin  de la Chronique Agora
 
▪ « Répétez ce mantra sans cesse », suggère Chris Mayer : « l’économie n’est pas le marché. L’économie n’est pas le marché. L’économie n’est pas le marché ».

Ça y est, vous vous sentez calme et concentré ? Alors allons-y…

« Jeremy Grantham est un investisseur très en vue », commence Mayer. « Il a bâti sa réputation sur la finesse de ses prévisions sur les rendements de diverses classes d’actifs pour la première décennie du 21ème siècle ; aujourd’hui sa société gère des milliards de dollars pour le compte d’investisseurs ».

« Peut-être est-ce pour cela que tant de gens mettent leur cerveau en mode pause lorsqu’ils lisent ses écrits »…

Hum.

Barron’s, BusinessWeek et Forbes ont respectueusement publié la lettre trimestrielle de Grantham de ce mois, intitulée « Vers une croissance nulle ».

Grantham écrit : « selon nos prévisions, la croissance réelle américaine sera de 0,9% par an jusqu’en 2030, et seulement de 0,4% à partir de 2030 jusqu’en 2050″. Pour ses prévisions, Grantham s’appuie sur l’obscure notion de « produit intérieur brut » (PIB), notion que nous n’hésitons pas à malmener dans Le déclin du dollar. Au mieux, le PIB est une formule mathématique :

121210_formule

Au pire, cela entretient l’illusion que les économistes pratiquent une science.
« Le concept de PIB est si profondément défectueux », explique Chris Mayer, « qu’il devrait être entièrement abandonné, comme une relique d’un autre âge ».

« Prenons cet exemple que donne Bill Bonner : si vous tondez votre gazon et que votre voisin tond le sien, rien ne s’ajoute au PIB. Mais si vous embauchez votre voisin pour tondre votre gazon et qu’il vous embauche pour tondre le sien, le PIB augmente ! »

« Le produit intérieur brut intègre également les dépenses publiques comme une composante positive. Donc, si l’Etat dépense beaucoup d’argent, le PIB augmente. Si le gouvernement embauchait beaucoup de monde pour creuser des trous puis les remplir, le PIB augmenterait et les économistes se réjouiraient ».

« Le problème fondamental avec le PIB, c’est qu’il s’agit d’une abstraction. Il ne veut rien dire. Le PIB ne se mange pas, ne se porte pas, ne se dépense pas. Il ne change pas votre vie ni votre emploi. Un PIB qui augmente ne signifie pas que vous vous enrichissez. C’est juste un chiffre avec lequel les économistes peuvent jouer ».

Le fait est que « Grantham ne sait pas ce qui va arriver l’année prochaine », explique Mayer. « Oubliez 2030. Il ne fait que conjecturer, comme tout le monde. J’adore la fausse précision du 0,9% et du 0,4% ».

Hum !

« Même si le PIB était une mesure précise de quelque chose de significatif », observe Mayer, « devrions-nous l’utiliser pour décider comment et quand investir ? »

« Un jour Buffett a fait remarquer qu’entre 1964 et 1982, le marché boursier avait stagné alors que le PIB, lui, avait quintuplé. Mais de 1982 à 1998, le marché a augmenté d’un facteur vingt, alors que le PIB a à peine triplé. Beaucoup de raisons expliquent les mouvements du marché. Le PIB n’en fait pas partie ».
[Répétez : "l'économie n'est pas le marché".]

« Selon moi, la croissance est ce qu’elle est », conclut Chris. « Certains pans de l’économie connaîtront la croissance. D’autres la récession. Je ne m’intéresse pas aux prévisions du PIB — ni à aucune prévision de ce type d’ailleurs. J’essaie plutôt d’étudier en détail les opportunités qui se présentent ».

Chris aime citer John Train, le conseiller en investissement octogénaire : « ne vous inquiétez pas de l’économie ni de la direction du marché. Achetez plutôt les actions d’une entreprise comme vous achèteriez une maison c’est-à-dire parce que vous savez tout sur elle »…

Le prêt immobilier: un exemple inattendu d'activité financière dénuée d'intérêt.

12 décembre 2012 par Paul Jorion 
Préparant la leçon que je donnerai demain sur la distinction faite en 2009 par Lord Adair Turner, le président de la Financial Services Authority, le régulateur des marchés financiers britanniques, entre activités financières socialement utiles et activités financières dénuées d’intérêt, j’ai été surpris par l’un des exemples qu’il offre de ces dernières : le crédit immobilier. Qu’il mentionne la spéculation comme étant nocive répond à mon attente, mais le crédit immobilier ?

L’explication qu’il offre est la suivante : le crédit immobilier sert essentiellement à ce qu’une génération rachète à la précédente le parc immobilier à un prix supérieur à ce que celle-ci avait dû payer, et ceci, sans autre justification qu’un prétendu renchérissement « séculaire » du foncier. Le résultat, c’est qu’une génération aura besoin pour s’acheter une maison d’un prêt sur 10 ans, que la suivante devra en obtenir un sur 15 ans, et la suivante encore, sur 20, etc. la limite supérieure dans l’évolution historique du processus n’étant sans doute rien d’autre que la durée de vie ultime des emprunteurs.

La population se partage ainsi selon Lord Adair en deux composantes : ceux qui peuvent s’acheter un logement et qui s’enrichiront du fait de cette inflation s’assimilant à un subventionnement générationnel, et ceux qui demeureront en-dessous du seuil de l’accès à la propriété et seront dans l’incapacité de jouer de l’effet de levier qu’autorise le crédit immobilier.

Je parle souvent de la machine à concentrer la richesse qui est inscrite au sein du fonctionnement du capitalisme, et je désigne le versement d’intérêts comme étant son moteur, mais Lord Adair a certainement raison : il y a ici, dans le crédit immobilier, un autre mécanisme contribuant lui aussi à la concentration de la richesse.

Logiquement du coup, dans le raisonnement de Lord Adair, la titrisation des crédits immobiliers qui déboucha sur la crise des subprimes est également dénuée d’intérêt sur un plan social.

La titrisation permit, explique-t-il, d’abaisser artificiellement le seuil séparant les deux catégories de la population que constituent ceux qui accèdent à la propriété et ceux qui y échouent. Mais l’abaissement de ce seuil dépendait de l’existence d’une bulle financière, ce que Robert Shiller appelle une « machine de Ponzi spontanée », et lorsque la bulle éclate, le seuil existant de fait entre les deux populations se révèle soudain dans toute sa dureté. Pire encore, il se solidifie : les banques échaudées par la crise du crédit exigent désormais des apports personnels substantiels de la part des candidats à la propriété. La presse française mentionnait ainsi récemment un minimum de 40.000 euros.

Ce sont ces 40.000 € à réunir impérativement par les candidats à l’accès à la propriété qui sépareront d’une part les éternels losers, et d’autre part les futurs gagnants du jackpot que constitue le subventionnement générationnel qu’évoque Lord Adair.

Cet élément de preuve supplémentaire d’un système à deux vitesses n’est pas sans rappeler celui que le héros de La machine à voyager dans le temps de H.G. Wells découvre dans notre avenir, où l’humanité s’est séparée en deux sous-populations distinctes : les riches Eloïs et les pauvres Morlocks. Différence notoire entre le futur hypothétique de Wells et notre présent : alors que les riches s’y font bouffer par les pauvres, chez nous, c’est exactement le contraire. Merci à Lord Adair Turner de nous avoir rappelé une fois de plus cette vérité de base !