Que faisait votre
grand-père le 16 juillet 1942 ?
Celui d'Alexandre Jardin devait
attendre fébrilement les rapports de la police de Paris lui signifiant
que l'arrestation de familles juives et leur regroupement au
vélodrome d'hiver s'étaient bien passées.
Jean Jardin était en effet directeur du cabinet de Pierre Laval, chef du gouvernement désigné par Pétain.
Pas glorieux comme position.
Jean Jardin a pourtant, après-guerre,
poursuivi une carrière certes en recul, mais qui l'a amené à côtoyer
certains des plus hauts responsables du pays - jusqu'à
financer les débuts de carrière de François Mitterrand (qui préfaça
le dernier tome de la vie de Jean Jardin racontée par Pascal Jardin, son
fils, et père d'Alexandre - cf. un numéro de l'Unité ou Mitterrand évoque cette préface).
Cela donne à Alexandre Jardin un regard très désabusé, ou averti, sur le monde politique.
On ne sort pas complètement indemne d'une volonté tenace de regarder les choses en face.
Cette volonté de savoir est le
contre-coup, chez Alexandre Jardin, d'un long refoulement. L'auteur de
romans éthérés et joyeux, forcément joyeux, a vécu dans une
famille où l'oubli du passé était une règle vitale.
Il a du coup grandi un peu à côté de ses pompes, et a décidé progressivement d'ouvrir les yeux.
Le livre raconte ce cheminement,
comment l'idée, puis l'envie, lui sont venues de creuser un peu le passé
collaborationniste de son grand-père.
*
C'est donc aussi une histoire
française : on voit bien comment, de Binet à Jonathan Littell en passant
par Yannick Haennel, les petits enfants des acteurs de la
deuxième guerre mondiale s'intéressent non pas aux faits, c'est un
travail qui a été entamé dans les années 60/70/80, mais à la façon dont
la connaissance de ces faits doit être reçue -
approfondie ou oubliée.
Alexandre Jardin penche pour l'approfondissement.
Il le fait, à sa façon, convaincante.
Il est parfois naïf, ou touchant, quand il a l'air de vouloir, même
après leurs morts, faire des scènes à ses ascendants : le
grand-père, collaborateur au plus haut rang et le père, coupable
d'avoir enjolivé le passé familial. Touchant aussi quand il prend
conscience de la vacuité de ses romans précédents, tout entiers
consacrés à éviter les questions sensibles : "Tous mes volumes furent lus par des gens probablement aussi malades du réel que moi ; et ils furent nombreux".
Mais en contrepartie, il a de
nombreux accents de sincérité indéniables. Par exemple en remerciant, en
début et en fin de son ouvrage, l'historienne Annie
Lacroix-Riz, qui lui a communiqué des archives sur le rôle de Jean
Jardin, trouvées dans le cadre de son travail d'historienne de la France
pendant les années 30/40.
L'historienne est pourtant des plus
sulfureuses, tant sa volonté de rappeler les nombreux liens entre les
élites françaises de l'époque et les milieux nazis peut
choquer - un article du Monde de 1996 relate comment un article sur
la collaboration de certaines entreprises françaises a été refusé par
une revue publique ("Des entreprises françaises au
service de l'Allemagne nazie", 11 octobre 1996).
On frémit aussi au récit d'une
rencontre entre Alexandre Jardin et une ancienne nazie, réfugiée en
Suisse, qui lui déclare tranquillement : "pourquoi n'aurions
nous pas le droit de dire aujourd'hui, avec reconnaisance, que cette
histoire fut grande et belle ? Même si nous avons fait fausse route,
indéniablement, nous n'étions pas les plus mauvais de
notre génération."
C'est probablement l'une des clés de
sa recherche. Cette survivante est comme l'a été le grand-père de
Jardin, toujours convaincue d'avoir fait, dans l'horreur, en
y participant, pour le mieux.
Il n'est pas sûr que ce seul livre
suffise à Alexandre Jardin à comprendre pourquoi des personnes dotées
d'un idéal moral élevé ont pu se compromettre avec des
régimes inhumains. Peut-être que d'autres suivront, qui devront
aller plus loin que l'assertion trop rapide jetée par l'auteur : "La chosification d'autrui permet tout. Cela commence par le
SDF que l'on enjambe un soir d'hiver sur un trottoir et cela se termine à Auschwitz".
Il reste que ce livre est une très
belle façon d'encourager le lecteur à ouvrir les yeux : comprendre que
c'est à la fois douloureux mais aussi utile et
libérateur.
*
Ce billet est rédigé le jour où l'Assemblée nationale a voté le TSCG. Nicolas Dupont-Aignan a comparé le vote contre
de 70 députés au refus de 80
parlementaires, en 1940, d'accorder les pleins pouvoirs à Pétain.
C'est maladroit. Mais il y a un point commun direct, non entre l'Union
européenne et Pétain, mais entre les parlementaires qui
ont voté oui en 1940 et en 2012. Je les crois animés, pour un bon
nombre d'entre eux, d'une farouche volonté de ne pas voir, ni savoir.
Pétain hier abaissait la France, l'Union européenne et
l'euro, aujourd'hui, ruinent l'Europe. Il faut faire de très grands
efforts, en 2012, pour ne pas comprendre que le vote d'aujourd'hui
prolonge un régime inacceptable, certes à un degré
moindre.
*
Sur le vote de ce jour, lire un très bon billet d'un
politiste grenoblois, dont j'extrais ceci : "Toute une
partie du Parti socialiste semble en effet approuver ce texte uniquement
pour des raisons de haute politique européenne, tout en
pariant que le jeu européen aura changé avant d’avoir à faire les
choix drastiques que ce Traité implique (par exemple, la diminution
radicale du nombre de communes, de plus 36000 à 5000 tout au
plus, la suppression plus généralement d’une bonne part des
administrations locales et de leur personnel doublonnant)." Ne pas voir donc. Cela réclame de grands efforts. Les
braves
parlementaires qui ont voté oui peuvent toujours se dire que les
textes ne seront pas appliqués, qu'ils ne sont pas si nocifs, c'est un
peu la position du soldat qui a participé au peloton
d'exécution et dont on a préservé la conscience en glissant, dans
l'un des fusils, une cartouche à blanc.
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Pour finir, la comparaison entre
Pétain et le régime actuel est un peu forcée. Mais l'on peut, sans trop
exagérer, trouver des points partiels de recoupement. Ainsi
d'une circulaire de Vichy destinée à orienter la communication à
propos du procès fait à Léon Blum, à Riom. Cette phrase de conclusion : "La France est condamnée à construire un régime
nouveau ou à périr" (cité par Gérard Miller, dans "Les pousse-au-jouir du Maréchal Pétain"). Même motif que celui qui voit dans l'Union Européenne le seul chemin pour une France,
sans cela condamnée. Même résignation devant des faits présentés comme naturels, inéluctables.
Proximité plus idéologique cette fois-ci. Toujours Gérard Miller : "Le pétainiste, pourtant, serait plus régionaliste que nationaliste, comme il est plus
provincial que parisien. Il est anti-jacobin. C'est ainsi qu'il n'aime pas le département." Miller cite ensuite un auteur pétainiste de l'époque : "Tout
le monde sait ce qu'est un
Basque, un Berrichon, un Bourguignon ; quant à se proclamer
Maine-et-loirien ou Haut-Garonnais, l'idée n'en viendrait à personne".
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Vaste sujet. Dans ce débat européen, je ne veux mépriser personne. Mais je plains ceux qui ne veulent pas voir.