dimanche 3 juin 2012

Bochenski : l'autorité, l'intellectuel


L’autorité

Autour de l’autorité ont jailli nombre de superstitions dangereuses. Pour comprendre leur perfidie, il faut d’abord expliquer la signification du mot autorité. On dit d’une personne qu’elle est une autorité pour une autre personne dans un certain domaine à condition que tout ce qu’elle affirme dans ce domaine (par exemple sous forme d’un enseignement ou d’une directive) soit reçu, accepté par l’auditeur. Il existe deux sortes d’autorité : l’autorité du connaisseur, du spécialiste, savamment appelée « épistémique », et l’autorité du supérieur, du chef, appelé autorité « déontique ». Dans le premier cas, quelqu’un est pour moi une autorité si, et seulement si, j’ai la conviction qu’il connaît mieux que moi la matière concernée et qu’il dit la vérité. Par exemple, Einstein est pour moi l’autorité épistémique en physique; le maître d’école est l’autorité épistémique en géographie pour les élèves de cette école, etc. En revanche, quelqu’un est pour moi une autorité déontique quand je suis convaincu que je ne peux pas atteindre mon but autrement qu’en obéissant à ses ordres. Un patron est l’autorité déontique pour les ouvriers dans un garage, le commandant d’un détachement pour ses soldats, etc. L’autorité déontique se divise ensuite en autorité des sanctions – l’autorité a un autre but que moi, mais j’obéis par peur d’une punition – et autorité de solidarité – nous avons tous les deux le même but; ainsi des matelots et du capitaine du bateau en danger.

1. La première superstition concernant l’autorité est l’opinion selon laquelle l’autorité s’oppose à la raison. En réalité l’obéissance à l’autorité est souvent une position très raisonnable, en accord avec la raison. Ainsi, quand la mère dit à l’enfant qu’il existe une grande ville appelée « Varsovie », l’enfant agit très raisonnablement lorsqu’il considère ceci comme vrai. De même un pilote agit raisonnablement quand il croit le météorologue qui le renseigne qu’en ce moment, à Varsovie, on observe une haute pression et un vent de quinze nœuds – parce que le savoir de l’autorité est dans les deux cas plus grand que le savoir d’un enfant ou d’un pilote. On utilise encore l’autorité dans le domaine scientifique. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer les spacieuses bibliothèques que compte chaque institut scientifique. Les livres y contiennent le plus souvent les reports des résultats scientifiques obtenus par d’autres scientifiques – les dits des autorités épistémiques. Il arrive ainsi que l’obéissance à une autorité, par exemple au capitaine du bateau, soit une position tout à fait raisonnable. L’opinion selon laquelle il existe toujours et partout une opposition entre l’autorité et la raison est une superstition.

2. La deuxième superstition liée avec l’autorité consiste dans la conviction qu’il existent des autorités pour ainsi dire universelles, c’est-à-dire des gens qui sont des autorités dans tous les domaines. Ce n’est évidement pas le cas – chaque personne est au plus une autorité dans un certain domaine, parfois dans plusieurs domaines mais jamais dans tous les domaines. Einstein par exemple était sans doute une autorité dans le domaine de la physique, mais sûrement pas dans les domaines de la moralité, de la politique ou de la religion. Malheureusement, le fait d’admettre de telles autorités universelles est une superstition très répandue. Quand par exemple le cercle des professeurs universitaires signe massivement un manifeste politique, ceux-ci supposent que leurs lecteurs vont les considérer comme des autorités en politique, chose qu’ils ne sont évidement pas; on admet implicitement l’autorité universelle des scientifiques. Ces professeurs sont assurément des autorités dans le domaine de la Révolution française, de la céramique chinoise ou du calcul des probabilités, mais non dans le domaine de la politique; ils abusent de leur autorité par ce type de déclarations.

3. La troisième superstition, particulièrement périlleuse, est le mélange de l’autorité déontique (du chef) avec l’autorité épistémique (du spécialiste). Beaucoup de gens présument que celui qui a le pouvoir, et donc l’autorité déontique, devient ipso facto une autorité épistémique et peut instruire les subordonnés, par exemple sur l’astronomie. L’auteur de ces lignes a assisté une fois à un « cours » d’astronomie donné par un officier supérieur ignorant en cette matière, en face d’un détachement, où se trouvait un chasseur, docteur en astronomie. Les victimes de cette superstition deviennent parfois même des personnes éminentes, ainsi par exemple que saint Ignace de Loyola, fondateur de l’ordre des jésuites, dans la célèbre lettre aux pères portugais, dans laquelle il exige d’eux qu’ils « soumettent leur raison au supérieur », donc à l’autorité purement déontique.

L’intellectuel

C’est l’homme qui :

> possède une certaine éducation académique, ou quasi-académique

> n’a rien à voir avec la vie économique, et n’est en tout cas pas un ouvrier
> s’exprime publiquement, et veut paraître comme une autorité, en matière de moralité, de politique, de philosophie et sur sa vision du monde.

L’ouvrier n’est donc pas un intellectuel, même s’il est un génie, de même que le commerçant ou le professeur de l’université, aussi longtemps qu’ils se cantonnent à leurs domaines propres. Chacun d’eux peut quand même être, pour ainsi dire, coopté au cercle des intellectuels, s’il vient à s’exprimer sur les sujets mentionnés plus haut. Les intellectuels sont le plus souvent les journalistes, les gens de lettre, les artistes, mais on y trouve parfois aussi des professeurs d’université, ceux qui signent massivement les manifestes sociaux et politiques ainsi que les manifestes moraux.

La superstition concernant l’intellectuel – elle n’est pas mince – consiste dans l’opinion admise que l’intellectuel comme tel fait autorité dans le domaine de l’éthique, de la politique et de la vision du monde. C’est à cause du succès de cette superstition que les intellectuels ont joué et jouent toujours un rôle parfois décisif dans la vie des sociétés. Ils ont entre autres conduit maintes révolutions, qui – contrairement à l’idée répandue – étaient presque toujours l’œuvre non des masses populaires, mais des intellectuels. Le fait que c’est une superstition est facile à établir, puisque la croyance en l’autorité de l’intellectuel n’est fondée exactement sur rien. Ainsi, un professeur d’histoire moderne fait sûrement autorité quant à la Révolution française, mais pas en matière d’énergie atomique. Par conséquent, si un tel professeur signe, avec ses collègues spécialisés en céramique chinoise, en zoologie, ou encore en calcul de probabilités, une déclaration concernant cette énergie, il abuse de façon flagrante de son autorité, et – pire encore – il laisse croire que c’est « la science-même » qui prend la parole.

Une cause majeure de la persistance de cette superstition est le manque de confiance en leur propre bon sens du côté des simples travailleurs conjugué au prestige qui existe autour de la science, de l’art, etc., prestige injustement transféré sur les intellectuels.